






Paris, 6 Juin 2017
Il y a un moment où le monde tourne à l’envers. Ceux qui déambulent, anonymes, sont absents. Ceux dont on célèbre la mémoire à travers les édifices, les statues, les plaques, noms des places et rues, deviennent singulièrement présents, vivants, essentiels.
Je me promène dans cette ville aux multiples visages, bruyante et bruissante à l’extérieur, silencieuse et intacte quand je m’arrête pour contempler la beauté, inscrite partout.
Une jeune femme marche sur les quais du Louvre, robe rouge, gilet brodé, pieds nus. Une gitane avance dans la ville. Libre.
Je marche m’émerveillant du ciel, du vent, des reflets changeants de la Seine, de cette poésie souterraine…
Afflux devant le Musée d’Orsay, je n’irai pas mais les statues sont belles. La volonté, un guerrier, La victoire, une guerrière, lèvent les yeux vers le lointain, au delà des immeubles, gigantesques colosses noirs dont la détermination calme me touche.
Au Nemours, place Colette, devant la Comédie Française, en terrasse.
Thé au lait, soleil et pluie en alternance.
J’attends mon ami P.
Un rêve au retour du voyage d’hiver en Pologne en Décembre 2000
Dans un monde d’eau et d’espace, voyage sur une barque comme une gondole traversant la lagune et les herbes hautes d’un vert translucide dansant dans le courant, vagues d’eau bleu azur…
Je suis l’enfant, je me retrouve à genoux devant ma grand-mère, Dine.
Une femme habillée comme une tzigane, jupe et haut bleu-noir avec des fleurs colorées brodées parsemant son corsage, ses cheveux longs et blancs encadrant son beau visage d’indienne.
Les larmes me viennent. Elle dit: » Ce n’est qu’en aidant ceux qui souffrent que l’on peut pleurer ».
Le rêve m’a fait revoir les moments de mon enfance alsacienne avec ma grand-mère maternelle, survivante des camps de déportation, où elle et sa famille ont été enfermés durant deux années, suite à la désertion du fils aîné en Suisse, pour ne pas être enrôlé de force dans les jeunesses hitlériennes. Son mari Alphonse n’a pas survécu à cette sombre période.
Sa maison près de la rivière, son jardin où elle passait beaucoup de temps à faire pousser les légumes, sa chambre, une nuit où je dormais près d’elle. Elle s’était assise à sa coiffeuse, avait défait sa longue tresse pour peigner ses cheveux blancs de neige.
Elle est morte quand j’avais 17 ans. Je suis allée lui rendre une dernière visite à la chapelle de l’hôpital où elle reposait, la veille de l’enterrement. Elle était d’une dignité et d’une beauté impressionnante et je n’avais pas osé déranger sa quiétude en photographiant son visage.
Il est gravé en moi si profondément que c’est comme si je l’avais fait quand même.
Dine reste présente à travers certains rêves, me guidant sûrement sur mon chemin de vie.
Synagogue dans un village alsacien
Grandir là – Danser
L’enfant s’avance et entre dans la joie
Des mondes s’ouvrent
Qu’elle perçoit
Lumière – Paix
Ce qui est donné
Ce qui est à accomplir
Maison ottomane à Istanbul
Quartier des minorités
Grandir encore – Aimer
La jeune femme s’avance
Entre dans l’amour
Entre dans le non connu
Chapelle dédiée aux Sept Saints Dormants d’Éphèse
en Côtes d’Armor
Grandir à nouveau – S’élever
La femme rayonne
Renaissance
Ce qui est transmis
Ce qui est partagé
Joie – Amour – Paix
» Nous ne savons jamais dans quelle direction la vie nous emporte, ne savons jamais qui survivra à la journée et qui y succombera, nous ne savons pas si le dernier adieu sera un baiser, une parole amère, un regard blessant, il suffit que quelqu’un ait un moment d’inattention, qu’il oublie de regarder à droite pour qu’il meure, et alors il est trop tard pour retirer des paroles malheureuses, trop tard pour dire pardonne-moi, trop tard pour dire ce qui compte, ce que nous voulions dire, mais que nous ne pouvions pas articuler à cause de notre cruauté, notre fatigue, notre routine, du temps qui manque, tu as oublié de regarder à droite, je ne te verrai plus jamais et les mots que tu m’as dits continueront de résonner en moi chaque jour et chaque nuit, et le baiser que tu aurais dû recevoir sèchera sur mes lèvres où il deviendra une blessure qui se rouvrira à chaque fois que quelqu’un d’autre que toi m’embrassera. »
Jon Kalman Stefansson
Le coeur de l’homme
La photographie de ma mère Jacqueline a été réalisée en Juillet 2005 par Jakub Pajewski, photographe polonais. Jakub est venu lui rendre visite a plusieurs reprises. Veuve depuis peu, Jacqueline a évoqué son enfance de petite fille déportée avec sa famille dans les camps de prisonniers alsaciens en Allemagne de Janvier 1943 jusqu’à la libération par les soldats américains en Mai 1945.
Le silence qu’elle avait gardé jusque là, elle l’a rompu à la mort de son mari. Auprès de moi, puis auprès de Jakub. A la toute fin, elle a confié à Olga, son aide soignante, qu’elle avait gardé une colère contre son papa, décédé en Janvier 1944 lorsqu’elle avait 8 ans.
Mon fils Benjamin a pris cette photographie lors du vernissage de l’exposition de Jakub, à l’issue de sa résidence d’artiste.
Maman est décédée le 27 Décembre 2011.
Elle est cachée, cette vallée
Où coule une rivière
Entourée de falaises où nichent les oiseaux blancs
Près des grottes ouvrant sur un monde plus grand
Les herbes hautes abritent des êtres joueurs
Bondissant parfois jusqu’à l’eau pour y plonger
Loutres et castors
Poules d’eau et canards
Hérons et corbeaux
Renards et lynxs
Chevaux paisibles ou galopant
Vallée vaste comme le ciel
Elle contient l’infiniment petit comme l’infiniment grand
Des yourtes et des tipis
Pour les hommes les femmes et les enfants.
Les anciens réunis
Grands-mères, grands-pères
Près de la cascade
Ouvrant sur la vallée intérieure
L’Arbre des Voyageurs
Dans ses racines sans âge
Nous nous reposons
Silencieux
Écoutant
Ce qui nous relie
Chaque inspiration
Chaque geste
Chaque regard
Chaque bénédiction
Chaque sourire
Chaque parole
Prenant Vie
A la Source
Cette Vallée
Secrète
Inconnue
Présente
Accessible
Déposée
En lui
Notre Corps-Âme -Esprit
O Mitakuye Oyasin
Lectures essentielles. Réflexions à propos de ce temps voyageur où rien de ce qui fait mon quotidien n’intervient.
Ouverture – Respiration
Laisser libre cours aux associations d’idées tout en parcourant des yeux le paysage changeant, les pages d’écriture de Charles Juliet de sa résidence en Nouvelle Zélande en un autre temps.
Pourtant cela s’accorde.
Bruce Chatwyn et Nicolas Bouvier, autres écrivains voyageurs,
traversent mes pensées à propos de ce nomadisme qui me fait toujours choisir l’inconnu, les contrées à découvrir plutôt que l’enracinement en un lieu.
S’il y a lieu, il n’est envisagé que comme un havre où me pauser et me reposer afin d’approfondir ce cheminement souterrain, cette quête intérieure qui demande parfois un espace sacré.
Dans ce laps de temps de trois années dans un port d’attache, encore maintes migrations… saisonnières comme les cigognes. Peut-être que mon pays du sud m’a orienté d’emblée vers cet élan d’aller voir ailleurs si j’y suis…
Avec la mémoire de mes aïeux migrants aussi.
Assise non loin d’un homme d’origine italienne qui converse avec la serveuse espagnole à propos de l’histoire de leurs pays respectifs… Franco et Mussolini… L’homme raconte qu’il n’y a plus personne de sa famille en Italie. La jeune femme écoute, horrifiée, le récit que l’homme fait des centres de rétention d’une autre époque et d’un autre pays, le Cambodge.
Puis Silence.
Il m’a demandé de lui prêter le journal posé sur la chaise près de moi. Personne ne parle. Bruit des pages qu’il tourne, de la tasse de café qu’il dépose sur la soucoupe.
Quelqu’un a laissée entrouverte la porte d’accès à la salle de cinéma où est projeté un film, une voix violente résonne dans le hall. L’ami que j’attendais arrive. Nous nous donnons des nouvelles. Évoquant la disparition du père de mes enfants, M. me parle d’Alexandre Grothendieck, un génie des mathématiques, à l’existence étonnante.
Curieusement, Lasserre, le village où j’ai eu le désir de m’installer, l’été dernier, sur le haut plateau ariégeois avec une vue splendide sur la chaîne des Pyrénées, est celui où cet être déchiré s’est isolé, vivant une vie de » quasi-ermite ».
Conversations autour d’un café / Strasbourg -Mai 2019
Je marche pieds nus dans la montagne
Ronces – Chemin de croix.
Je marche sans savoir où je vais, c’est plus fort que tout.
Quitter Juandet, ôter mes habits et m’asperger d’eau glacée à la source au bout du sentier.
Respirer l’air, sentir le soleil d’hiver sur ma peau. La souffrance immense a disparu.
La vaste montagne l’a prise. Elle la porte pour moi.
Moi, je marche sur la terre, où ce premier enfant vient d’être déposé.
J’ai trouvé la maison. Abîmée, fissurée comme mon corps, au dessus du petit cimetière
des Etchartes où nous vivons à flanc de montagne.
De l’autre côté de l’Ouzoum, le village de Ferrières, déjà un autre pays…
Encore une frontière, comme dans ma vie il y en a déjà eu,
comme il y en aura encore tant d’autres.
La folie je ne l’ai pas reconnue tout de suite…
Quand on se souvient de tout, peut-on nommer cela folie ?
La maison là haut, je crois qu’elle est habitée.
Pour moi c’est mon amie Astrid, nonne zen, qui m’attend – en réalité Astrid vit à Berlin –
C’est tout de même une nonne qui ouvre la porte quand je frappe.
Elle m’accueille comme si elle m’attendait, Soeur Marie. Ermite.
Détachée de sa communauté quelque part en pays flamand.
Elle vit de rien, de ce que les gens lui donnent. Elle peint des icônes, aussi…
Elle va à pied jusqu’à la grotte de Lourdes, à quelques vallées de là…
Je saigne. Elle me donne de quoi me laver, dans une pièce vétuste de cette maison
que les tremblements de terre n’ont pas épargné.
Sœur Marie me fait entrer dans l’unique pièce où elle vit.
Il y a un recoin où elle dort sur des valises recouvertes d’une couverture.
Un endroit près de la fenêtre donne sur la vallée, une petite cuisine avec une table
et des chaises paillées. A l’intérieur de la pièce, une alcôve, la chapelle.
La carte du monde accrochée au mur.
Des têtes d’épingles colorées fichées à de multiples endroits, dans de nombreux pays.
Ce sont les lieux d’enfermement des prisonniers politiques. Elle prie pour eux.
Je parle d’Isaac, elle ira prier sur sa tombe, plus tard.
Elle me montre la photographie d’une petite fille morte de leucémie.
Son visage au doux sourire me fait voir celui d’Anne Franck,
imaginer le visage de ma petite sœur Carmen, qui n’a vécu que trois jours.
Elle me partage son repas, orties et pommes de terre.
Je repars. Je retourne à Juandet.
Mon compagnon m’accueille soulagé mais en colère aussi, il a eu peur.
J’ai compris longtemps après qu’il craignait que je m’ôte la vie.
Moi je cherche mon enfant ressuscité quelque part dans ces montagnes.
On me l’a volé parce qu’il n’est pas comme les autres bébés. Il me faut le retrouver.
Les pérégrinations continuent.
Je rends visite à un vieil homme qui vit près de la passerelle au dessus du torrent.
Puis chez Maria et Euclide et leurs deux petites filles. Ils m’invitent à partager leur diner,
du lapin au riz. J’aime leur simplicité et l’amitié qu’ils me portent, sans rien me demander.
Il y a aussi Lambert, le fermier. Sa mère m’a prise sous son aile.
Elle a perdu plusieurs bébés. Lambert et moi, on se regarde.
Il n’a jamais dit quoi que ce soit. Sa bonté se lit dans ses yeux.
Trouvé les ciseaux. Dans la chambre bleue d’Espagne j’ai coupé ma longue chevelure
sur tout le côté gauche, assise devant la fenêtre qui donne sur le Gabizos,
pic enneigé étincelant dans la lumière d’hiver, loin là-bas, vers le Sud.
Mon compagnon ne peut m’enfermer ou me surveiller sans cesse,
il m’emmène avec lui quand il va à Pau.
Chez le coiffeur. Tête presque rasée. Future nonne…
Lors des méditations je reste avec Monsieur Masson, architecte à la retraite,
propriétaire du lieu . Il vit au dessus du dojo.
Il m’écoute parler, m’épluchant une pomme.
De temps en temps il me demande gentiment de manger les morceaux qu’il me tend.
Nous sommes restés en contact, plus tard, lorsque nous avons quitté les Pyrénées.
Nous nous écrivions de longues lettres.
Je me souviens d’une phrase qu’il m’a écrite en réponse à ma plainte
de n’avoir plus de temps pour peindre.
« Si vous saviez comme on a le temps quand on sait rester calme »
Au bout de ces dix journées je reviens à ce réel qui m’a échappé.
Je prends conscience un matin, assise près de la cheminée,
de mes pieds touchant le plancher.
Je sens la densité de mon corps sur la chaise. Je reviens à cette vie là…
J’accepte qu’Isaac soit parti.